La jurisprudence 'statophage' de la Cour de justice européenne _ Professeur Armel Pecheul

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 La jurisprudence 'statophage' de la Cour de justice européenne _ Professeur Armel Pecheul
"Il y aurait vice de consentement de la France si, le traité une fois entré en vigueur, les Cours de Luxembourg ou de Strasbourg allaient au-delà de cette lecture naturelle et raisonnable" des traités européens : une mise en garde de Pierre Mazeaud, alors Président du Conseil constitutionnel. Un peu comme si le bulletin météo prévenait qu'il faudrait "peut-être" se couvrir a l'automne prochain "si toutefois il pleuvait"... Car s'il est un homme en France qui sait l'abus que fait depuis toujours la Cour de Luxembourg de son pouvoir pour aspirer les compétences des Etats, c'est bien le très gaulliste Pierre Mazeaud, qui avant de devenir le premier des "Sages" avait passé une bonne partie de sa vie (depuis 1968) sur les bancs de l'Assemblée nationale, en particulier à la présidence de la Commission des lois de l'Assemblée nationale. Il joue donc de fausse naiveté lorsqu'il lance cet avertissement au cours de ses voeux à l'Elysée le 3 janvier 2005. Bien que le Conseil constitutionnel qu'il présidait a l'époque ait été consulté, M.Mazeaud n'aura toutefois pas su (pu?) vraiment freiner le projet constitutionnel européen au nom du principe de souveraineté, pas plus que ne l'a fait ce même Conseil présidé aujourd'hui par Jean-Louis Debré, sur ce même projet recyclé dans le traité de Lisbonne. Et pourtant, qui doute encore qu'en raison d'une jurisprudence européenne que l'on pourrait qualifier de "statophage" (de stato: l'Etat et phagein : manger), les Etats démocratiques n'ont assurément plus "la compétence de leur compétence", c'est a dire le droit de définir les limites de leurs propres pouvoirs, marque première de toute souveraineté ?
Dans l'analyse qui suit, le Professeur Armel Pecheul nous rappelle trois exemples d'arrêts par lesquels la Cour de Luxembourg a grignoté sans vergogne les compétences étatiques, bousculant au besoin la lettre des traités, pour voir ensuite ces absorptions validées par un traité ulterieur, selon la méthode du fait accompli. L'exemple le plus significatif étant l'affirmation de la primauté du droit européen sur le droit national meme constitutionnel, consacrée par la Constitution européenne devenue traité de Lisbonne. Mais c'est sur des domaines que l'on croyait relever traditionnellement de la pleine souveraineté nationale, que le Professeur Pecheul provoque notre surprise : l'ordre public, le droit de la famille et les droits fondamentaux, sur lesquels la Cour n'aura nullement attendu un quelconque transfert de compétence vers l'Union au terme d'un traité dûment ratifié. L'on pourrait y ajouter la définition des infractions et des peines liés à la mise en oeuvre du droit communautaire (lequel est vaste) que le 13 septembre 2005, les juges européens ont confisqué aux Etats-membres. Retour sur trois arrêts d'une Cour de Luxembourg qui demeure, en dépit des billevesées racontées à propos des prétendues nouvelles prérogatives des Parlements nationaux, le véritable maitre de la subsidiarité, le juge absolu et definitif de la frontière entre compétences nationales et compétences de l'Union. Une frontière évanescente, typique donc de l'Europe supranationale qui naît devant et malgré nous. Ch.B

Aux origines de la supranationalité : la Cour de Luxembourg, par Armel Pecheul*

http://www.observatoiredeleurope.com/La-jurisprudence-statophage-de-la-Cour-de-justice-europeenne_a812.html


"Il y aurait vice de consentement de la France si, le traité une fois entré en vigueur, les Cours de Luxembourg ou de Strasbourg allaient au-delà de cette lecture naturelle et raisonnable" des traités européens : une mise en garde de Pierre Mazeaud, alors Président du Conseil constitutionnel. Un peu comme si le bulletin météo prévenait qu'il faudrait "peut-être" se couvrir a l'automne prochain "si toutefois il pleuvait"... Car s'il est un homme en France qui sait l'abus que fait depuis toujours la Cour de Luxembourg de son pouvoir pour aspirer les compétences des Etats, c'est bien le très gaulliste Pierre Mazeaud, qui avant de devenir le premier des "Sages" avait passé une bonne partie de sa vie (depuis 1968) sur les bancs de l'Assemblée nationale, en particulier à la présidence de la Commission des lois de l'Assemblée nationale. Il joue donc de fausse naiveté lorsqu'il lance cet avertissement au cours de ses voeux à l'Elysée le 3 janvier 2005. Bien que le Conseil constitutionnel qu'il présidait a l'époque ait été consulté, M.Mazeaud n'aura toutefois pas su (pu?) vraiment freiner le projet constitutionnel européen au nom du principe de souveraineté, pas plus que ne l'a fait ce même Conseil présidé aujourd'hui par Jean-Louis Debré, sur ce même projet recyclé dans le traité de Lisbonne. Et pourtant, qui doute encore qu'en raison d'une jurisprudence européenne que l'on pourrait qualifier de "statophage" (de stato: l'Etat et phagein : manger), les Etats démocratiques n'ont assurément plus "la compétence de leur compétence", c'est a dire le droit de définir les limites de leurs propres pouvoirs, marque première de toute souveraineté ?
Dans l'analyse qui suit, le Professeur Armel Pecheul nous rappelle trois exemples d'arrêts par lesquels la Cour de Luxembourg a grignoté sans vergogne les compétences étatiques, bousculant au besoin la lettre des traités, pour voir ensuite ces absorptions validées par un traité ulterieur, selon la méthode du fait accompli. L'exemple le plus significatif étant l'affirmation de la primauté du droit européen sur le droit national meme constitutionnel, consacrée par la Constitution européenne devenue traité de Lisbonne. Mais c'est sur des domaines que l'on croyait relever traditionnellement de la pleine souveraineté nationale, que le Professeur Pecheul provoque notre surprise : l'ordre public, le droit de la famille et les droits fondamentaux, sur lesquels la Cour n'aura nullement attendu un quelconque transfert de compétence vers l'Union au terme d'un traité dûment ratifié. L'on pourrait y ajouter la définition des infractions et des peines liés à la mise en oeuvre du droit communautaire (lequel est vaste) que le 13 septembre 2005, les juges européens ont confisqué aux Etats-membres. Retour sur trois arrêts d'une Cour de Luxembourg qui demeure, en dépit des billevesées racontées à propos des prétendues nouvelles prérogatives des Parlements nationaux, le véritable maitre de la subsidiarité, le juge absolu et definitif de la frontière entre compétences nationales et compétences de l'Union. Une frontière évanescente, typique donc de l'Europe supranationale qui naît devant et malgré nous. Ch.B

Aux origines de la supranationalité : la Cour de Luxembourg, par Armel Pecheul*


La Cour de Justice des Communautés européennes, appelée à devenir Cour de Justice de l'Union Européenne, selon le Traité de Lisbonne, a toujours plusieurs longueurs d'avance sur les fédéralistes de tout bord qui tiennent la main des rédacteurs des traités. Chacun sait que le débat sur la primauté du droit communautaire inscrit à l'article I-6 de feu le Traité établissant une Constitution pour l'Europe fut éludé au prétexte que la Cour de Justice avait déjà reconnu la primauté du droit communautaire sur les droits nationaux dès 1964 (arrêt Costa c/ ENEL),y compris sur le droit constitutionnel national (arrêt Internationale Handesgesellschaft de 1970). C'est d'ailleurs ce qui permet aux auteurs du Traité de Lisbonne de se dispenser de reprendre cet article I-6. Il leur suffit dans la déclaration n° 27 sur la primauté de renvoyer à la jurisprudence de la Cour et le tour est joué.

La Cour avance et les traités confirment

Pour illustrer ce « grignotage » incessant des compétences des Etats membre, notamment dans ce qu'elles ont de plus essentielles – IE de plus souveraines – il est possible de prendre trois exemples fragrants sur trois sujets pour lesquels les Etats pensaient bien avoir conservé l'intégralité de leur compétence.

Le premier exemple est celui de « l'ordre public ». Voilà un thème favori pour les rodomontades des gouvernants européens en général et les politiques français en particulier. La compétence en matière d'ordre public aurait été conservée aux Etats nous disent-ils puisque le Traité d'Amsterdam aurait pris soin d'assurer une sorte d'immunité juridictionnelle vis-à-vis de la Cour de Justice pour toutes les mesures que les Etats peuvent prendre pour le maintien de l'ordre public et la sauvegarde de la sécurité intérieure (voir, s'agissant du troisième pilier de l'Union Européenne relatif à la Justice et aux affaires intérieures, l'article 68 §2 du TCE pour sa partie communautarisée et l'article 35 § 5 du TUE pour sa partie non communautarisée). D'ailleurs ce mythe de la compétence nationale exclusive des Etats en matière d'ordre public se retrouve dans le Traité de Lisbonne.

Or, il y a bien longtemps que la Cour de Justice a contourné cette « ligne Maginot » en communautarisant les questions qui lui sont posées. Dans un arrêt que les étudiants en droit retiennent grâce au nom de « guerre de la fraise » la Cour de Justice avait ainsi à trancher un litige entre la France et les producteurs de fruits et légumes espagnols. Les camions desdits producteurs avaient, en effet, été arrêtés par des manifestations de producteurs français peu contents de la concurrence de leurs collègues espagnols. La Commission européenne a naturellement engagé une action en manquement contre la France. Pour sa défense la France a fait valoir qu'elle indemniserait elle-même les producteurs espagnols puisque une jurisprudence française bien établie permet d'accorder réparation aux victimes des conséquences dommageables des faits de grève ou des exactions commises par des manifestants, notamment lorsque ceux-ci occupent la voie publique. Les producteurs espagnols auraient donc été en tout état de cause indemnisés par la France. Et la question relevait bien du domaine de la police administrative, c'est-à-dire de l'ordre public. La Cour de Justice a pris le problème dans l'autre sens en estimant que ce qui était en cause était la liberté de circulation des marchandises. Elle a dès lors décidé de trancher l'affaire au fond et de condamner la France (CJCE, 9 décembre 1997, Commission c/ France, aff. C-265/95). Pour le dire autrement entre l'ordre public qui lui interdit de se déclarer compétente et ce qu'elle estime être un principe fondamental du droit communautaire, qui bien sûr entraîne sa compétence, la Cour de Justice choisit toujours la voie de la communautarisation. Par conséquent, la prétendue compétence exclusive des Etats en matière d'ordre public n'est qu'un leurre. Et elle le sera d'autant plus avec le Traité de Lisbonne en raison de la multiplication des compétences communautaires.

La Cour de Justice communautarise les questions qui lui sont posées

Un second exemple touche, cette fois, au droit civil et plus précisément au droit de la famille. Voilà encore un domaine pour lequel on veut nous fait croire que l'Etat conserve une compétence résolument nationale. C'est le cas aujourd'hui dans les traités en vigueur. Ce sera moins vrai si le Traité de Lisbonne est ratifié (article 69 D p. 65) puisque ce traité permet expressément à l'Union européenne d'intervenir dans cette matière. Mais, comme d'habitude, la Cour de Justice n'a pas attendu que les peuples souverains – ou malheureusement le plus souvent leurs représentants seulement – en décident. La Cour de Justice, et donc le droit communautaire, s'est saisie de cette question par le truchement de la libre circulation, cette fois des personnes.

Dans une affaire dans laquelle était en cause le droit au nom de deux enfant nés d'un père espagnol et d'une mère belge, la Cour a eu à trancher la question de savoir si ces deux enfants devaient seulement porter le nom de leur père (droit belge) ou s'ils pouvaient porter et le nom de leur père et celui de leur mère (droit espagnol) (CJCE, 2 octobre 2003, C Garcia Avello, aff. C- 148/02). Puisque le droit de la famille (et notamment la réglementation du droit au nom) est une compétence exclusivement nationale, la Cour de Justice aurait du décliner sa compétence et renvoyer l'affaire aux Etats intéressés. Pourtant, constatant que les deux enfants en question avaient la double nationalité, la Cour en a déduit qu'ils étaient citoyens de l'Union. Elle a jugé, par voie de conséquence que les Etats devaient, dans cette hypothèse, respecter le droit communautaire et en particulier la liberté de circuler et de séjourner librement sur le territoire de tous les Etats membres. On ne voit pas bien en quoi le double nom améliorerait la liberté de circulation, mais la Cour en a décidé autrement : pour elle cela permet aux enfants une meilleure identification compte tenu de l'ampleur des flux migratoires à l'intérieur de l'Union. Un extrait de cet arrêt mérite quand même une attention soutenue : « la filiation ne saurait être nécessairement appréciée dans la vie sociale d'un Etat membre à l'aune du seul système applicable aux ressortissants de ce dernier Etat » (sic). Evidemment, l'Etat Belge a été censuré pour avoir interdit aux deux enfants de porter le double nom. C'est bien montrer ici que la Cour instrumentalise la liberté de circulation pour appréhender des situations qui ne devraient être régies - et de façon exclusives - que par le droit interne. Et, on imagine déjà comment la « citoyenneté » européenne permettra à la Cour de Justice de remodeler tout le droit civil des Etats à son gré… celui de la communautarisation. Avec, au surplus, la Charte des droits fondamentaux de l'Union, les pouvoirs de la Cour de Justice ne connaîtront guère de limites.

Une irrépressible logique fédérale

Le troisième exemple concerne, en effet, la Charte des droits fondamentaux de l'Union Européenne. Simplement signée à Nice en décembre 2000, elle n'a, pour l'instant, aucune valeur juridique. Le Traité de Lisbonne lui confère cette valeur, par la petite porte d'une annexe au traité (article 6 du traité et déclaration n° 29, p. 14). « Ils » ont le fédéralisme honteux. Mais, comme d'habitude, la Cour n'a pas daigné attendre l'avis des peuples souverains. Pour elle, la Charte est déjà juridiquement applicable : c'est un élément constitutif de la légalité communautaire. Il est vrai que l'influence de la Charte a déjà emprunté plusieurs voies, pour ne pas dire plusieurs mouvements d'encerclement ou de contournement. Là encore, la méthode est intéressante à observer. Elle a d'abord été régulièrement invoquée par les avocats généraux de la Cour, comme par ceux de la Cour européenne des Droits de l'Homme d'ailleurs. Ceux-ci font comme si ce texte, intégré dans le projet de Traité -Constitution dans sa seconde partie, était entré en vigueur nonobstant le référendum français. La Cour de Justice de Luxembourg, elle-même, avait aussi eu l'occasion d'en faire une utilisation indirecte et matérielle.

Mais, depuis un arrêt rendu, par la Grande Chambre, le 27 juin 2006 (CJCE, 27 juin 2006, Parlement Européen c/ Conseil de l'Union Européenne, C-540-03), les choses sont réglées : la charte est désormais dotée d'une valeur juridique. Dans ce dernier arrêt, il est déjà significatif de relever que le Parlement européen et la Commission utilisent le truchement du recours en annulation pour contester une directive du Conseil, c'est-à-dire un acte pris par la représentation de la légitimité étatique. En l'espèce, d'ailleurs, le sujet n'était pas des moins importants pour les Etats puisqu'il s'agissait – au sein de la politique d'immigration désormais communautarisée - de la question du regroupement familial et de la marge nationale d'appréciation sur la « capacité d'accueil » déterminée par chaque Etat membre (Directive 2003/86/CE du Conseil du 22 septembre 2003 relative au regroupement familial). La décision prise à l'unanimité avait par surcroît été adoptée à la suite de compromis particulièrement délicats. La directive du Conseil prévoyait notamment le droit pour les Etats de limiter le regroupement familial en fonction de l'âge des enfants et de fixer les délais d'attente pour entreprendre les démarches afférentes au regroupement. Sans doute, dans son arrêt, la Cour de Justice rejette-t-elle le recours du Parlement. Mais, l'avancée du droit communautaire n'en est pas moins considérable. D'une part, la Cour admet le principe de la recevabilité du recours du Parlement et/ou de la Commission contre la marge nationale d'appréciation laissée aux Etats, c'est-à-dire pour ce qui concerne la partie des compétences qui restent nationales. On peut gager que ces deux institutions ne manqueront pas de s'engouffrer dans cette brèche pour contester l'autonomie de décision des Etats dans des domaines pourtant essentiels pour la souveraineté nationale. D'autre part, la Cour de Justice pose le principe que cette marge nationale d'appréciation peut être confrontée aux droits contenus dans la Charte des Droits Fondamentaux de l'Union Européenne… et donc censurée sur son fondement. En effet, non seulement la Cour l'intègre dans le bloc de légalité communautaire, mais, par surcroît, elle accepte de confronter la « légalité » d'une décision du Conseil au regard des stipulations de la charte (concrètement, au regard de l'article 7 relatif au droit au respect de la vie privée ou familiale, et au regard de l'article 24 §2 relatif aux droits de l'enfant).

Le plus fascinant reste quand même le commentaire émis par certains spécialistes du droit communautaire : « si les peuples ont manifesté leur défiance à l'endroit de ce texte qui se voulait refondateur, les Etats avaient, à l'inverse, témoigné de leur unanime volonté de lui octroyer une importance majeure par son intégration au sein de la IIème partie du traité ». L'Etat sans le peuple ou contre le peuple, le droit sans le consentement du suffrage universel ou contre le consentement du suffrage universel. Avis aux républicains et aux démocrates de tous bords : l'Empire est de retour et il nous reviendra par la Cour !

A.P

*Professeur agrégé de droit public à l'Université d'Angers, ancien recteur d'académie, auteur notamment de "La Nouvelle Union européenne "(éd. F-X de Guibert, 2005)


Premiere publication : les Cahiers de l'Indépendance, dec 2007

Mardi 1 Janvier 2008

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